Le respect des savoir-faire immatériels par Ali Rakib

Ali Rakib, fondateur de Forweavers et défenseur de la protection des biens immatériels, a sourcé des matières éthiques/responsables pour contribuer à l’édition 2023 de notre cahier Color Intelligence Spring & Summer

Je suis un pur produit de l’éducation à la française, fière, chauvine, qui donne beaucoup de valeur à son histoire féodale, imaginaire comme réelle, et à son patrimoine bâti, ses monuments, ses cathédrales… Enfant, je m’évadais bien plus souvent dans les récits arthuriens que dans les mangas japonais.

​En parallèle, les fondations de ma pensée ont été creusées dans ma culture bédouine des régions arides du sud Atlas marocain. ​Très peu de matériel à collecter là-bas, le patrimoine immatériel y réalise donc toute sa magie.

​Mes deux instructions ayant fait de moi l’adulte que je suis, c’est avec ce double angle de vue que j’ai voyagé, visité des peuples, vécu des expériences à tous azimuts, et repéré le danger sournois de l’uniformisation des modes de vies, imposée par la dictature culturelle et économique d’une minorité de puissants.

​Mon « rôle dans cette vie » devint, de ce fait, une évidence.

Attentif aux méthodes de lecture et d’analyse des tendances de la maison Nelly Rodi, j’ai posé des questions, proposé des réflexions, posé encore plus de questions, proposé des routes intellectuelles, dans le respect des acculturations, se préservant des appropriations, pour finalement aboutir à une anthropologie textile cohérente avec le projet de conseil établi.

​Il nous est apparu évident qu’après une période d’isolement, les matériaux à suggérer se voudront communautaires. ​Après une période d’incarcération sanitaire, il nous sera nécessaire de penser à des ouvertures lointaines et neutres. ​Après des épisodes nous faisant méditer sur la place des différences chez l’autre, il nous faudrait trouver un symbole fort d’ouverture d’esprit. ​Après une prise de conscience collective sur la nécessité, non seulement vertueuse mais vitale, de respecter le non-humain, l’animal, l’insecte, le climat, il nous faudrait une étoffe en résonnance avec cet idéal… ​C’est ainsi que j’ai proposé des soieries ahimsa (qui n’ont pas nécessité la mort des vers à soie).

Aussi, des matières végétales issues de feuilles, de tiges, d’écorces, façonnées par des peuples insulaires, car ce sont nos premières lanternes qui nous alertent de la montée des eaux, ​ et des végétaux… On a aussi sélectionné des matières suaves, d’une douceur addictive, car de la délicatesse, il nous en faut en ce moment plus que jamais…

​Au final, un terrain de jeu formidable pour les personnes créatives et intuitives qui laisseront leurs sens percevoir les surfaces et les textures de ces matières rares et uniques, qui soutiennent par leur production la sauvegarde des Patrimoines Immatériels de l’Humanité.

​Ce fut un honneur, car le nom est prestigieux, mais ce fut avant tout l’envie de travailler avec les personnes qui constellent dans cette maison et que j’apprécie individuellement et sincèrement. ​Une fois lancé dans l’exercice de la réflexion, j’ai ressenti un peu de stress, car j’imaginais les quelques dizaines de milliers de personnes qui poseront un regard, et peut-être un jugement sur mes propositions de matières.

​J’avais jusqu’ici uniquement travaillé pour des entreprises qui créent pour « elles-mêmes » et qui me permettent de rester dans l’ombre qui me sied très bien… Je n’avais encore jamais œuvré pour une structure qui crée pour d’autres entreprises, avec pour projet de valoriser mon travail et de me mettre en lumière.

​Mais bon, une fois le premier café avalé, l’ambiance détendue permet de revenir rapidement à son cœur de métier, et se laisser embarquer dans le navire, et emporter par le flot du projet proposé… Car au final, c’était bien cela, une belle aventure, que j’aurai aimé prolongé tellement plus longtemps.