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04.09.24

Sur-sollicitation, perte de repères, problèmes de concentration... Sera-t-il toujours possible de se focaliser dans le monde de demain ?

Biologiste, docteure en neurosciences, essayiste, Samah Karaki est l’auteure du livre ‘Le Talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite’. Autant de raisons pour l’interroger sur les thématiques de notre cahier Life & Style 2026…

 

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Pour l’année 2026, nous avons choisi le mot d’ordre « FOCUS » : l’idée de trouver les moyens de se reconcentrer dans un monde de sur-sollicitation et de perte de repères. Est-il facile de se focaliser dans le monde d’aujourd’hui ?

Cela devrait être un besoin légitime mais surtout, il n’est pas possible de faire autrement ! Nous n’avons pas un cerveau multitâche. C’est une illusion. On ne peut pas faire dix choses en même temps : on alterne entre dix choses, ce qui est très fatigant cognitivement. Et dans ce cas, on ne fait pas les choses bien, on multiplie les erreurs. La seule manière de pouvoir faire des choses en même temps, c’est lorsque certaines fonctions sont automatisées. Par exemple, conduire une voiture et mener une conversation ; ou penser en marchant. Mais il faut avoir l’humilité d’accepter que nous sommes limités en termes attentionnels et décisionnels, et se dire : qu’est-ce que je fais avec cette denrée rare qu’est mon attention ?

On parle beaucoup du problème de la concentration. Est-ce une fatalité ou y at-il des moyens de s’en sortir ?

Aujourd’hui, les êtres humains passent au maximum 45 secondes sur une application, ce qui est extrêmement exigeant pour notre cerveau. Il y a quelque chose d’alarmant : on n’a pas changé en tant qu’espèce mais on n’entraîne pas notre concentration. C’est un muscle qu’il faut maîtriser. La concentration, c’est quand je choisis où je mets mon attention, où je la focalise. C’est quelque chose qui est coûteux métaboliquement : ça demande de l’oxygène et du sucre ; ça demande quelque chose d’actif. J’exclus tout le reste. Cela s’exerce : on voit notre attention qui veut divaguer mais il faut la ramener. Le bricolage et la cuisine sont des activités simples qui entraînent la concentration. Marcher. Écouter une histoire.

« Focus », c’est aussi pour nous l’idée de se recomposer sa propre grille de lecture du monde, de se fonder sur son expérience plutôt que de se fier à des règles ou des doctrines établies…

J’observe une nostalgie pour l’école et la société d’antan, pour la manière de communiquer d’antan. Je m’en méfie car d’une manière universelle, quand vous demandez à une personne d’un certain âge de quelle période elle est nostalgique, elle le sera toujours de sa jeunesse, tout simplement ! Parce que quand on est jeune, on a l’impression d’avoir plus de contrôle sur le monde. L’espèce humaine n’a cessé d’avancer en se sentant dépassée par ce qu’elle avait créé, puis en passant à autre chose, puis en se sentant à nouveau dépassée. Le cerveau considère l’incertitude de la même manière qu’une intoxication alimentaire : il veut que ça s’arrête. Pour arrêter l’incertitude, il se rattache à ses certitudes, à ce qu’il connaît, le rassure. Mais il faut avoir une tolérance à l’ambiguïté, à l’incertain. Une réponse plus sage est d’assumer l’incertitude en se demandant si ça n’est pas une opportunité. En se demandant collectivement : que veut-on contrôler, expérimenter, conserver ?

 

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Et comment voyez-vous cette génération qui se réfugie dans des mondes parallèles, des récits oniriques ?

La vie, c’est accepter d’être traversés par les autres, par le hasard. L’expérience se fait dans le vivant, pas dans l’introspection constante. Les nouveaux mondes parallèles, qui ne sont en réalité qu’une récupération, un patchwork de croyances culturellement éloignées, montrent que l’on a une capacité à se projeter dans un imaginaire, à se ressourcer par des objets pas matériellement existants. Mais il faut aborder tout cela comme un jeu. Je n’invite pas au fatalisme ni à l’immobilisme, mais à ce que l’on prenne moins au sérieux les formes de récit qu’on se raconte pour oublier les misères du monde. Car on y perd la vraie organisation collective. L’action. Les rapports de force nécessitent une organisation. C’est pour ça que rien ne change et que les discours réactionnaires regagnent du terrain : parce qu’on ne s’organise plus. On est des consommateurs de traitements individuels symptomatiques de notre mal-être et on ne s’organise pas pour chercher la source du mal.

Nous avons également identifié un profil qui cherche à redonner du sens à la notion de collectif…

Quand on cite le collectif, il faut être ouvert au fait que ce collectif est en transformation. Il n’est pas figé ; il ne ressemble pas à quelque chose qu’on a connu. Pour faire société, il faut accepter l’incertitude de l’autre. Si on a un idéal du « vivre-ensemble », on se trompe. On doit faire avec l’autre. Faire société, c’est être en constant mouvement et accepter de ne pas être campé sur ses certitudes. On ne peut pas dire « Venez avec moi, j’ai le bon projet » : c’est voué à l’échec. Il faut être dans le partage et ne pas considérer un modèle supérieur à l’autre. Il y a des choses belles qui doivent être préservées, et ça, je crois que c’est le principe de la mémoire humaine, mais il faut aussi accepter que les gens et les choses changent, que nos réactions aux choses ne peuvent pas être prévisibles. La quête de prévisibilité est logique quand on est fatigué : on a juste envie de rentrer chez soi, de savoir où sont le canapé et l’interrupteur. Mais il faut accepter de mettre un petit peu de déséquilibre dans sa vie : c’est comme le bateau, il tangue quand il s’arrête. Quand il avance, il tangue moins.

Quels sont les prochains sujets sur lesquels vous allez vous pencher ? Vous avez parlé de la réussite, de l’effort…

Pour mes prochains ouvrages, j’avance sur la même lignée : le talent n’est pas une qualité innée, il est façonné par le vécu, mais c’est vrai aussi du comportement moral, ce qui fait qu’on est bon ou mauvais, ouvert, réactionnaire… Si on pense qu’il y a des gens réactionnaires et d’autres plus progressistes par nature, on se trompe. Il y a des raisons qui font que les gens sont ainsi. Il faut revenir sur cette idée que nous avons d’essentialiser les personnes en disant « Les femmes sont comme ça, les jeunes sont comme ça, les vieux sont comme ça ». En fait, non, il y a des raisons qui font que nous agissons. Réaliser cela fait qu’on va pouvoir dire : s’il y a des raisons, alors qu’est-ce qu’on peut créer comme société pour que ces comportements soient engendrés? Ce n’est pas déresponsabiliser les individus, mais c’est considérer qu’il y a des pressions qui sont écrasantes et qui peuvent faire que nous allons devenir réactionnaire, ou plus apaisé ou tolérant. Ce n’est pas génétique ou hormonal : ce sont les récits que nous construisons ensemble.

 

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